Réunis sur un ambitieux album il y a quelques mois de cela avec Jamais 203, Guizmo, Despo et Mokless ont tenté d’apporter un peu d’air frais à une scène hexagonale parfois perçue comme frileuse. C’est donc au Point Éphémère, sur les bords du canal Saint-Martin, qu’HypeSoul est allé à la rencontre des trois artistes pour en savoir un peu plus sur leur vision du rap et de la société dans laquelle ils passent leur quotidien.

HypeSoul : Comment vous est venue l’idée d’un album à trois, vous qui avez des identités et des flows assez différents ?

Guizmo : J’avais déjà collaboré avec Despo sur CD, sur scène avec Mokless. Je connaissais déjà les deux, mais les deux ne se connaissaient pas. Le but, c’était de kiffer. J’ai toujours aimé ce que Despo et Mokless ont fait. Despo, trois mois après avoir fait connaissance, on avait déjà des morceaux dans les bacs ensemble. Tout se fait au feeling.

Mokless : On s’est pas dit qu’on allait créer un groupe, ou qu’on devait répondre à la demande d’un label. Guizmo, ça fait des années qu’il est signé chez Y&W et pourtant, j’avais jamais fait de titre avec lui.

Vous avez des parcours assez différents tous les trois. Vous n’avez pas eu peur des réactions ?

Despo : Non, on s’en bat un peu les couilles de ça. C’est nous qui décidons de ce qu’on fait de notre musique, et de comment on la fait. De toute façon, il y a plus de commentaires de gens qui donnent leur avis en disant « ça aurait dû être comme ça » que de mecs qu’achètent des disques. Moi je les trouve bons les retours, parce qu’on fait ce projet sur scène, et c’est la folie en concert.

G : Non, parce que sinon tu fais rien ! En vrai, la critique, tu l’appréhendes de la même manière en solo que quand on est tous les trois.

M : Si à chaque projet tu te mets à demander l’avis du public, il faut plus t’appeler artiste. Il faut t’appeler marionnette. Un artiste, il est là où on l’attend le moins, là où on l’attend pas. Il prend des risques, il se renouvelle.

Vous pensez que c’est un phénomène français, de toujours chercher à critiquer ce qui se fait ?

G : Je pense que c’est français de donner de l’importance à la critique. En vrai, quand tu regardes bien, par rapport au nombre d’habitants qu’il y a aux États-Unis, il y a largement plus de critiques négatives quand tu sors un morceau. Le truc, c’est que le mec, il est déjà passé à autre chose. Il donne du love à ceux qui ont kiffé, et ils donnent même pas de haine à ceux qui critiquent. Il a même pas le temps. Je pense que c’est typiquement français d’être un artiste aigri. « Ouais, de toute façon, c’est la faute du public, du producteur du manager », non ! Moi, Mokless, je l’écoute depuis que j’ai 13 ans. Je l’ai jamais vu faire un disque d’or, pourtant je l’écoute largement plus que Johnny. Pourtant, combien il a vendu de CD ?

M : Une collaboration à trois, ça se fait jamais. En tout cas, pas avec autant d’écart de style, de génération et d’approche du rap. Mais à la fois, on se retrouve dans un langage commun, universel, qu’est le hip-hop. Du hip-hop, on en fait en Israël, en Palestine, partout. Dans cette société, on veut créer des fossés entre les gens. Même dans la musique, c’est pareil. On est habitué à voir des groupes qui se forment et qui se séparent. Dans une société de consommation où il faut suivre une certaine tendance, où les carreaux sont à la mode, et bah nous on fait des ronds. Et alors ? C’est comme ça. Ceux qui sont pas habitués, il va falloir qu’ils s’y habituent.

D : Nous, on n’a pas calculé. Normalement, ce genre d’album, ça se prépare à l’avance, ça s’introduit doucement. Les gens ils commencent à en parler longtemps à l’avance, il doit y avoir des invitations, des making-of. Nous, on est arrivés « brutal ». « Bon, Mokless il fait quoi en ce moment ? Despo il fait quoi ? Guizmo il fait quoi ? », bam ! Voilà, c’est comme ça qu’on voulait le faire. Certains ont fait les chochottes un peu, du genre « prévenez-nous ».

Crédit : Félix Bourguignon.
Crédit : Félix Bourguignon.

Au niveau de l’élaboration de l’album, comment s’est organisée l’écriture ? 

M : Une fois qu’on a parlé de la collaboration à trois et de faire un album, on a avancé dans une certain rythme de travail, encadré par Willy qui était là avec nous pour nous encourager.

Il n’y a pas eu de petites tensions ? 

D : Des tensions ? Non. Oh, moi, il y a des soirs où j’avais trop bu je crois (rires).

G : Je sais même pas si ça s’appelle des « tensions » ça, c’est plutôt des coups de gueule.

M : Moi, par exemple, Despo, je l’avais jamais rencontré avant. Pourtant, ça fait quinze ans que je suis dans le rap et lui aussi. T’apprends à découvrir le personnage et de là, l’égo, tu le mets un peu de côté. Même Guizmo, il avait l’habitude de rapper tout seul. Mais là, il a été obligé de nous laisser de la place.

Mokless, on a relevé une de tes phases dans l’album « les rappeurs sont tombés si bas, j’te l’dis l’ami/qu’on va finir par trouver du pétrole à Miami » (dans le morceau Bitume remix, ndlr). C’est une référence directe à Booba et La Fouine ? 

M : Ouais bah ouais. Je voulais dire que c’est un peu dommage de faire des clashes, surtout avec des photos et tout. Après, quand ça reste rap, avec des punchlines qui restent dans l’art de la chose, j’aime bien. Moi j’aime pas les gens qui veulent descendre les gens par des phrases, dire des dossiers. Mais si tu fais une phrase sur un mec avec des punchlines je vais kiffer. Par contre, si c’est des phrases sur les daronnes, je suis pas trop là-dedans. Ils ont un peu tiré le niveau du pe-ra vers le bas. On n’a pas vraiment besoin de ça.

G : Je suis bloqué sur des rappeurs que j’écoutais quand j’avais entre 14 et 19 ans. Il y en a 2-3 que j’aime bien, que j’aime beaucoup, mais il n’y en a pas beaucoup que je valide à 100%. J’aime beaucoup S-Pri Noir, Le H de guerre. J’en suis arrivé à un point où le rap français est tellement restreint que je fais la musique que j’ai envie d’écouter. Il n’y a personne qui fait ce que j’ai envie d’écouter. Je crois même que je suis un des seuls rappeurs avec Despo à ne pas avoir honte de dire « j’m’écoute, j’m’en bas les couilles ». Je mets mon album C’est Tout de la piste 1 à la 16, et j’écoute ! Je l’ai écrit, c’est moi qui ai voulu faire le morceau comme ça, l’instru comme ça. Chaque morceau, je l’ai kiffé. Je préfère écouter ça, et c’est même pas de la mégalomanie ou de l’égo, c’est juste que j’entends plus le rap que j’aimais bien entendre. En vrai, qu’est-ce qu’on s’en branle que t’aies la plus grosse voiture ou la meilleure meuf ? Que t’aies acheté une villa à Miami ? Je ne renie pas ce côté là du hip-hop, mais quand ça ne se résume qu’à ça, c’est pas bon. Aux States, ils savent faire la part des choses, ils font de tout.

Despo, tu es de l’ancienne génération, tu as assisté à cette transformation du rap en France. Quel est ton point de vue sur la chose ? 

D : C’était à la période à laquelle j’ai commencé à développer Fababy, je crois que c’était vers 2009. Il y a eu un vent frais de jeunes rappeurs, tous les S-Pri Noir et le jeune Still Fresh qui commençaient à se révéler. Quand j’ai découvert Fababy, je trouvais que c’était l’un des meilleurs en France. Je suis content, ça veut dire que le rap n’est pas mort, on voit encore des jeunes talentueux sortir. Même s’il y a beaucoup de trucs que je n’écouterai pas, c’est bien. La musique vit.

Dans un son, tu dis « c’est presque beau de mourir avant ses parents, non ? ». Tu peux nous éclairer sur cette phase ? 

D : C’est dur, mais c’est vrai ! Les gens sont habitués dans les sociétés à enterrer leurs parents. C’est une douleur aussi. Tu te retrouves livré au monde. Il y a des expressions pour les femmes qui perdent leur mari, les veuves, mais il n’y a pas cette considération pour les parents qui perdent l’enfant. En vérité, j’ai voulu retourner le truc en me disant : « putain, je m’en bas les couilles de mourir mais putain, j’ai pas envie de perdre ma daronne ». C’est venu de là. Je pose la question à tout le monde ! Si vous avez bloqué, c’est que vous aussi ça vous a interloqués.

Mokless, tu dis dans un morceau que vous vous « tirez dans les pattes ». Tu parles de qui ? De la Scred, du rap français ?

M : C’est pour en revenir aux clashes, encore. Au lieu de ça on devrait s’aider, former des groupes, s’organiser en équipes. L’individualisme, ça me saoule. C’est bien le tennis, mais je préfère le foot.

Guizmo, dans Bitume remix, t’as l’air d’avoir de la rancune pour certaines personnes. Tu parles de qui exactement ? 

G : Je parle de tout le monde. Je t’explique : avant, j’avais du gent-ar, je bicravais ou je volais, je ne faisais rien d’autre. J’ai travaillé deux fois dans ma vie : une fois à la TNS Sofres, une fois dans une pizzeria traditionnelle. Tout le reste que j’ai fait, c’était des stages non-rémunérés ou des trucs au black pour mon daron mais ça n’a jamais trop duré parce que j’aimais pas travailler. Quand les gens voient que tu fais des lové facilement, ils t’en veulent. Ils m’en veulent parce qu’ils ont l’impression que faire du gent-ar avec le rap, c’est plus facile qu’avec la bicrave. Du coup, ils se disent « pourquoi il nous fait pas croquer » ? Mais juste parce qu’il est jamais venu écrire un mot sur ma feuille au studio. Quand j’étais en galère, c’est moi qui mettais l’argent de la bicrave pour aller au studio. Donc les gens ils changent. Ils ont une ingratitude qui n’a même pas lieu d’être. J’ai perdu des amis. Mais c’étaient pas des amis si je les ai perdus. Les mecs qui sont toujours là aujourd’hui, c’est comme des frères. Si je les appelle à 4 heures du matin en leur disant « j’ai une galère », ils ne demandent pas ce que c’est et en une demi-heure ils sont chez moi en me disant « c’est quoi le problème qu’on doit régler ensemble ».

Propos recueillis par Olivier Liffran & Raphaël Copin