Comment savoir si vous êtes noir ? C’est la question que pose avec talent Félicité Kindoki et Espérance Miezi, dans un livre drôle, ludique mais aussi sociétal. Abordant avec humour le sujet sérieux du racisme ordinaire, dans la veine du carton cinématographique Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? Hype Soul est allé à leur rencontre.

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Comment vous est venue l’idée de faire ce livre ?

Espérance : En fait, on a commencé à recenser des anecdotes par rapport à des situations vécues, professionnelles ou sociétales. Des bêtises du racisme ordinaire que l’on pouvait entendre et qui nous faisaient beaucoup rire.

Pourquoi avoir choisi de lui donner un aspect ludique par le biais de QCM, jeux etc… ?

E. : C’est l’éditeur qui nous a proposées ce format quand on lui a présenté notre script, en nous proposant d’intégrer sa collection « humour » construite sur cette base ludique de QCM et de pages assez dynamiques. Et, heureusement, parce que nous ne sommes pas des écrivains à la base. C’était un exercice nouveau pour nous.

Félicité : En plus, ça se marie très bien avec le principe de témoignage en plusieurs parties, correspondant à plusieurs aspects de la vie. Et avec notre conception de l’humour, très imagée et spontanée. Donc, pouvoir ouvrir le livre à n’importe quelle page pour y lire une blague, ça colle parfaitement à notre pratique.

C’est un livre qui se veut communautaire ? Ou pas que ?

F. : Au départ, oui, parce qu’on traite du racisme ordinaire, et on en dit aussi beaucoup sur nous, notre histoire, notre famille et environnement. Il y a beaucoup d’auto-dérision dans ce livre. C’est un regard sur tout ce qui peut se rapporter à nous les Noirs et à ce qui peut nous caractériser. Mais qui parle aussi à d’autres personnes, enfants d’immigrés ou pas. Des Blancs nous ont dit qu’ils se retrouvaient complètement dedans. Donc finalement, oui, à l’origine la démarche était non pas communautaire, mais très personnelle. Puis par la suite, on a voulu la partager lorsque l’on s’est aperçu que ça touchait des tas de gens.

Concernant l’éducation des enfants, puisque l’une de vous deux est déjà maman, pensez-vous reproduire certains schémas parentaux ? Et a contrario, le fait d’être nées en France vous inciterait-il à en éviter d’autres ?

F. : Justement, nous avons écrit ce livre parce qu’on a une double culture. Ce côté français et ce côté noir-africain. Notre personne est faite de ces deux parties qui sont indissociables. Donc, on ne peut pas dire qu’on va éduquer nos enfants 100% à la française ou 100% à l’africaine. C’est une question difficile…

E. : Ceci étant dit, c’est vrai qu’il y a des choses que l’on a rejeté de nos parents. Notamment en ce qui concerne la sévérité de leur éducation. Mais en même temps, parfois, de façon involontaire, on retrouve un certain mimétisme comportemental des parents. En mode « ah non mais là je fais comme ma mère, c’est juste pas possible » (rires). Après, comme le dit Félicité, nous avons cette double culture : nous sommes autant influencées par l’éducation de nos parents que l’éducation scolaire et extérieure.

F. : Néanmoins, la richesse que nous apporte cette double culture, c’est de pouvoir avoir un regard extérieur et un certain recul par rapport à ça. La preuve en est, c’est qu’on a fait de l’humour sur nos parents et leur éducation. Cela nous permet de juger objectivement ce qu’il faut reprendre ou pas.

Le livre traite donc du racisme ordinaire, notamment à travers une question, souvent posée, pour connaître vos origines… avec un exemple de formulation maladroite, à savoir : « d’où venez-vous ? »… mais est-ce la question en elle-même qui vous gêne ou c’est cette manière là de la poser ?

F. : Non, à la base c’est une question qui, quelque part, montre que l’on s’intéresse à nous. Tout vient de la manière dont elle est posée, du contexte dans lequel c’est fait… Et la récurrence aussi… parce qu’il y a des moments où on ne parle pas du tout de ça et où la question ressort. Si on s’intéresse à nous et qu’on nous pose la question, on peut en parler il n’y a pas de soucis. Mais quand c’est tout à coup comme ça, qu’il faut justifier de ses origines parce qu’on est noir et qu’on entre dans une pièce… Quand un Blanc entre dans une pièce on ne lui demande pas quelles sont ses origines !

C’est vrai. En même temps le passage concernant cette question dans le livre, et quelques autres aussi, donnent un peu l’impression d’une sorte de complexe d’être noir. Qu’en pensez-vous ?

E. : Il n’y a aucun complexe d’être noir. Au contraire, on assume pleinement et c’est pour ça qu’on s’amuse du regard des autres. Le problème vient du fait que les gens ne voient pas le Français en nous. Après, on a le même réflexe vis-à-vis d’un Chinois ou d’un Arabe par exemple, puisque comme je dis à chaque fois, le racisme ordinaire n’est pas propre aux Blancs. Nous, en tant que « personnes de couleur », on le pratique aussi. Si demain, je rencontre un Chinois qui me dit qu’il vient des Pays-Bas, je vais le regarder bizarrement. Donc ce sont tous ces réflexes, que l’on a tous au fond, que l’on a repris. Tous les gros clichés, on les a caricaturés et bien grossis comme il faut, pour dire, voilà, à part la couleur, on est d’abord des Français et on est comme vous. Ce n’est pas parce que je suis noire que je suis étrangère.

F. : Parfaitement. Le malaise ne vient pas du fait d’être noir mais de l’amalgame qui est fait directement, selon lequel on vient d’ailleurs.

Vous abordez aussi votre scolarité et particulièrement la méconnaissance de l’Afrique telle qu’elle est aujourd’hui. Le programme scolaire n’aurait-il pas un peu sa part de responsabilité ? Est-il véritablement en adéquation avec le visage actuel de notre société, selon-vous?

F. : Il a complètement sa part de responsabilité. Quand on ouvrait les livres de géographie en 80-90, de l’Afrique, on ne voyait pas les bâtiments ou les infrastructures communes à la France. C’était tout de suite des images de la Savane, des tribus… Du coup les enfants ont acquis ces clichés : Afrique = huttes et animaux sauvages…

E. : En gagnant en maturité, on commence à faire des recherches pour découvrir certains passages de l’histoire jamais évoqués durant notre scolarité. Qui ont constitué un manque pour nous, puisque en tant que Français on ne trouvait pas notre place et on ne savait pas pourquoi on était là. Même si la présence de nos parents était légitime. Ce rapport là était un peu compliqué à vivre à l’époque. Et, ça n’a pas tellement changé. Il y a toujours un sérieux manque de connaissance et de reconnaissance envers les pays colonisés. Or, il faudrait que les enfants comprennent que si maintenant il y a tant d’immigrés, tant de Noirs, d’Arabes etc… en France, c’est parce que derrière il y a toute une histoire qui justifie leur présence, parce qu’auparavant c’était le contraire ou bien qu’ils sont venus soutenir ce pays au moment où il en a eu besoin. Ce ne sont pas de simples étrangers mais des personnes qui ont côtoyé la France et l’ont aidée à être ce qu’elle est aujourd’hui. Et, ça, cette reconnaissance là, n’apparaît pas dans les livres. Pourtant quelque part ce « remerciement » nous rendrait fier de ce qu’on est. Et, quand tu parles de complexe, justement je pense qu’il nous permettrait de nous assumer plus encore.

F. : Ça reste un tabou de l’histoire française. Il y a quelques années, il a seulement été reconnu que la vérité sur la colonisation n’a jamais réellement été faite. Donc il faut que ça prenne son temps aussi Mais c’est sûr qu’il faudrait que les enfants sachent d’où ils viennent.

Vous avez connu un véritable succès médiatique, vous y attendiez-vous ?

E. : Pas du tout. On était déjà contente que ça sorte en librairie, de mettre notre nom sur un livre (rires).

F. : On attendait juste qu’il sorte dans notre librairie de quartier pour se dire c’est fini on a gagné (rires). Puis tout le monde nous a appelées, voulait nous côtoyer et là on s’est dit « ah ouais quand même ! » Après, notre contentement vient surtout du fait qu’apparemment les gens ont compris le message. Notamment les journalistes qui nous ont tout de suite parlées de racisme ordinaire, de notre auto-dérision et donc qui ont visiblement perçu le second degré. C’est donc un pari réussi pour nous.

Oui, en fait il y a un but derrière ?

E. : Plus qu’un but, un message. On a l’habitude de se qualifier de complémentaires aux militants qui luttent contre le racisme. Sauf que nous, notre « arme » c’est l’humour. Et, je pense qu’en souriant ou en faisant rire, le message passe peut-être plus facilement.

F. : Il y a un vrai message derrière. En fait c’est un livre léger mais qui, quand même, aborde certaines choses sérieuses.

Ce succès est peut être aussi un peu lié au carton du film Qu’est ce qu’on a fait au bon Dieu ?, non ?

E. : Oui ils se lient. On a commencé la promo il y a quatre mois avec pas mal d’invitations et on pensait être arrivées à la fin quand le film est sorti, or tout de suite ça a engendré une nouvelle vague d’interviews qui se sont faites par rapport aussi à ce film…

F. : Nous avons complètement la même démarche que ce réalisateur. C’est exactement le même humour, le même ton. Avec des clichés et des stéréotypes qui peuvent faire rire, en décomplexant tout le monde. Et c’est vrai que comme il y a un effet miroir, ça nous relance aussi. Donc tant mieux. Surtout que ça montre aussi que l’humour a évolué, qu’on est dans une autre phase où on rit tous ensemble de tout le monde.

E. : On est fier que ça soit tombé en même temps. Parce que ça fait quand même entre 5 et 8 ans qu’on a ce livre sous la main sans oser le proposer à un éditeur. Chaque mois, on allait voir dans les rayons de la FNAC s’il n’y avait pas un autre livre d’humour sur les Blacks et on se réjouissait de constater qu’il n’y en avait pas, sans pour autant sauter le pas. Par crainte que les Blancs refusent de signer un truc de Noirs. C’était une démarche un peu osée, mine de rien.

Que pensez de la façon dont la famille africaine est dépeinte dans le film ?

F. : C’est vraiment ça !

E. : Il y a des petits clins d’œil comme ça, comme quand le père fait les gros yeux… le rapport au père assez autoritaire…. c’est rigolo, c’est caricatural tout en étant bien fait….

F. : Mais tous les Africains ne sont pas racistes des Blancs.

E. : Après si je dois émettre une réserve sur le film, je trouve dommage que tous les clichés ont été balancés en une fois. Ça aurait mérité une suite selon moi.

Le film souligne également que le racisme est partout. Notamment à travers cette scène de repas qui dégénère, dans laquelle il apparaît qu’il est plus difficile pour un Blanc de faire de l’humour inter-raciale sans passer tout de suite pour un raciste. Vous confirmez ?

E. : Je pense que c’est vrai que c’est plus difficile pour un Blanc. Tout simplement parce que les peuples ont tellement souffert du racisme que, du coup, ce racisme là, pour les personnes issues de l’immigration ou même des Antilles, on l’a subi, on l’a absorbé, on l’a accepté, jusqu’à s’en amuser entre nous. On se défend par l’humour. En se charriant entre différentes cultures. Donc, quand le Français de souche se permet de le faire, s’il a grandit dans une cité avec plein de renois et qu’on y est habitué, ça passera. Mais sinon, venant de quelqu’un de l’extérieur, qui devient étranger quelque part, puisqu’on nous a tous mis dans le même sac, on le prend méchamment, parce qu’on ne sait pas s’il plaisante. Alors que nous on rigole entre nous. C’est juste ça en fait…

F. : C’est un peu un humour thérapeutique. Mais c’est vrai que même venant d’un Noir qu’on ne connaît pas, par exemple, ça passera toujours plus que venant d’un Blanc. Ça peut être pris pour une agression. Ce qui est certes injuste. C’est une forme de discrimination.

E. : Autant il faut laisser du temps aux Blancs pour accepter les Noirs et les nouveaux Français en général, autant il faut nous laisser du temps pour qu’on vous laisse vous insérer dans notre humour. Ceci dit, Qu’est ce qu’on a fait au bon Dieu ? a été écrit par un Blanc que personne n’a accusé d’être raciste… donc ça prouve qu’il y a une manière subtile de le faire, qu’il faut savoir maîtriser.

Un mot pour conclure ?

F. : J’espère vraiment que les Noirs oseront ouvrir le livre parce qu’ils passeront un bon moment. Il y a tellement de choses qui leur parleront… C’est certain ! Je pense qu’il y a encore beaucoup de Noirs qui n’ont pas ouvert ce livre, et c’est un gros manque. Autant pour eux que pour nous, qui attendons beaucoup de lecteurs. Par envie de faire rire autant que l’on a pu nous faire rire dans notre vie.

E. : Il faut oser et se décomplexer (rires).

Estelle Santous