Retour sur A Piece of Strange ou la consécration d’un des plus mythiques groupes du rap sudiste. 

Dépeindre un univers à travers un album est un défi de taille. Un défi qui demande une certaine crédibilité et une maîtrise de son art au maximum. A travers l’histoire du rap américain, de nombreux albums ont réussi avec brio ce test en amenant une identité unique. Parmi ceux-là, on pourrait citer 36 Chambers du Wu-Tang qui nous présentait une clique de shaolins prêts à en découdre autant par les armes que par la plume. Il y a également le monde futuriste de Aquemini de Outkast ou le parc d’attraction de Astroworld d’un certain Travis Scott. En somme, tous des classiques. 

A Piece of Strange rentre directement dans cette catégorie. Avec sa couverture inspirée de l’heroic fantasy et son approche expérimentale, cet album à ouvert une brèche déjà creusé par Outkast dans les années 90. 15 ans après sa sortie, nous revenons sur son aspect si particulier et sur l’histoire du trio. 

Qui sont-ils ?

Officiellement formé en 2001, CunninLynguists est formé de Kno, Deacon et Mr. SOS qui sera finalement remplacé par Natti à l’occasion de A Piece of Strange. Kno vient d’Atlanta et est le producteur du groupe. Tandis que Deacon et Natti, les mc’s du groupe, sont du Kentucky. Kno et Deacon se rencontrent dans les années 90 lors d’une battle à Atlanta. Les deux artistes sont issues de familles de musiciens et apprennent les bases de la musique dans leurs églises communales. En 2001, le duo sort Will Rap For Food, leur premier album. Intriguant par son nom, ce projet reçoit des bonnes critiques et accueille une première fanbase qui ne cesse de s’agrandir. 

Deux ans plus tard, Mr. SOS rejoint le groupe à l’occasion de la sortie de SouthernUnderground. Ce projet met en valeur la dextérité lyrique du groupe avec un aspect underground totalement assumé. Les présences de Masta Ace et Supastition sur le projet vont également crédibiliser le groupe auprès du grand public. Vient ensuite A Piece of Strange, le troisième Lp du groupe. Signé chez Caroline Record, le groupe passe un cap en s’exportant à l’international. Il profite aussi d’une grande exposition en accompagnant Kanye West en tournée. Une aventure que nous racontons ci-dessous.  

La Cover de A Piece Of Strange

Outkast du pauvre vous avez dit ?

Les génies que sont Andre 3000 et Big Boi ont porté préjudice aux CunninLynguists de part leur dictature sur le rap sudiste dans les années 90-2000. Trop souvent comparé au duo à leurs débuts, le groupe à finit par s’en détacher. Tout en gardant une esthétique dirty south à travers A Piece of Strange. Le rendu ne pouvait qu’être majestueux.

Les 16 tracks de ce troisième projet sont cohérents, étonnants et expérimentaux. Kno, qui était déjà très respecté auparavant, passe un véritable cap. Il propose une esthétique fantaisiste qui nous enchante dès le début de l’écoute. Ce serait mentir de dire qu’on ne ressent pas du Outkast au sein de A Piece of Strange. On distingue des influences de ATLiens et Aquemini sur de nombreux morceaux et le refrain de « Nothing To Give” rappelle le flow de Andre 3000. Les CunninLinguist vont cependant plus loin en créant peut-être involontairement une continuité de la Dungeon Family.

Le côté acoustique de leur musique est tout simplement jouissif. Chaque instrument tient une place importante et chaque production est adaptée aux thèmes du morceau. Parfois, le groupe laisse place à une absence de paroles comme sur “Where Will You Be?” ou “Remember Me” ce qui nous plonge dans une atmosphère cogitante. Kno n’a également pas peur d’explorer tous types de sonorités en passant par le mariachi avec “Beautiful Girl” ou par des ambiances country avec “The Light”. 

Ce qui est finalement brillant avec cet album est sa capacité à innover tout en gardant les codes des années 90. L’ambiance planante de morceaux comme “The Gates” ou “Brain Cell” rappelle le travail de Clams Casino ou de Sahbabii. Un aspect novateur qui garde cependant une âme très 90’s avec son côté live band qui s’inspire de Outkast et The Roots. 

Un monde réel

Le blues, ce n’était pas la vie de rêve, c’était la vie dans le réel” cite Natti dans une interview pour l’abcdr du son en 2008. C’est peut-être cela qui découle dans les textes de Deacon et Natti, une réelle volonté d’écrire la vie telle qu’elle est. La belle créature tenant une pomme présente sur la couverture rappelle le péché originel d’Adam et Eve. Derrière cette dernière, on perçoit des crânes humains, laissant un contraste entre sa beauté et l’ambiance morbide dans son dos. Cette personne est ainsi la représentation des états-unis qui se présentent en surface comme les sauveurs du monde, laissant derrière eux des milliers de cadavres. 

Les CunninLynguists dépeignent un monde sous tous ses aspects dans A Piece of Strange. Il n’y a pas la volonté de dénoncer mais juste de parler du réel, de combattre le mensonge. On découvre sur le morceau “Caved in” une plaidoirie face aux états-unis dans laquelle Deacon et Natti parlent de l’abandon des quartiers et des inégalités sociales. Le groupe cherche aussi à critiquer la vision américaine sur “America Loves Gangsters” qui raconte l’amour de ce pays pour les malfrats en tous genres. On est aussi confronté à une personnification du racisme sur “Hellfire” qui introduit un combattant condamné à brûler en enfer pour l’éternité. 

Les CunninLynguists tiennent aussi à mettre les choses au clair avec le morceau “Since When?”. Ce dernier semble être la suite du fameux “The South got something to say” d’Andre 3000 aux source awards de 1995. En effet, Natti et Deacon livre une biographie du rap sudiste en le mettant au maximum en valeur. Ils référencent UGK, Goodie Mob et Outkast et s’estiment au niveau de New York et L.A. Un morceau qui est au final bien plus ancré dans la réalité que dans l’ego-trip. Surtout quand on voit la domination totale du sud sur le rap aujourd’hui. 

L’homme sous toutes ses surfaces

Le pouvoir des mots des CunninLynguists leur permet d’aborder toutes les faces de l’homme au sein de A Piece of Strange. Ce morceau étrange dont il est question est peut-être l’homme finalement. Un être fascinant que les CunninLynguists décrivent à travers leurs émotions. 

Il n’y a pas que les malheurs de l’homme qui sont abordés dans cet album car on y retrouve aussi des morceaux comme “Beautiful Girl”. Plus naïf, ce morceau fait du bien à la cohérence de l’album en apportant une touche positive et amoureuse. Mais en faisant le bilan de l’album on se rend compte que les morceaux les plus réussis sont ceux qui abordent le désarroi humain. Le morceau “Nothing To Give” et son piano macabre racontent comment l’homme peut à la nuit tombée devenir une créature terrifiante. Poignant, ce titre remet les idées en place avec la voix lugubre de Deacon.

The Gates” et son atmosphère planante est lui aussi l’un des titres majeurs du projet avec un couplet mythique de Tonedeff. Cette piste est une confession des péchés du rappeur. Qui finit par être jugé par Deacon, personnifié sous l’apparence d’un dieu. Un morceau qui ose parler franchement de religion et de repentance. 

Des thèmes reviennent aussi beaucoup dans cet album : la question de l’éducation et de la responsabilité d’être père. Au sein de “Brain Cell”, Natti et Deacon racontent leur inquiétude pour le futur de leurs enfants tandis que “Remember Me” met en perspective la vision du rôle de père pour Deacon. Un thème touchant qui rentre en plein contraste avec les rappeurs contemporains et leurs innombrables enfants. 

A Piece of Strange mériterait plusieurs analyses tant le projet est complet et complexe à la fois. Au sein d’une scène rap qui en 2006 s’apprête à basculer pleinement dans la trap, les CunninLynguists ont réussi à produire un album à contre-courant sans tomber dans de l’expéri mentalisation bâclée. Une richesse musicale qu’on ne trouvera nulle part ailleurs.